lundi 29 mai 2017

Lutte finale

Après les Lions jaillissant de l'inconnu pour bousculer les pronostics, place maintenant aux super-héros, Facteur-X en bande, dessinés pour sauver leur équipe quand la tension, la pression et les défenses sont trop fortes pour le commun. Ainsi à Marseille en demies, La Rochelle s'est fourvoyé et les Racingmen n'ont pas su rééditer leur performance en Hérault. Demeurent pour le dernier assaut deux clubs qui dominent le rugby français depuis une décennie : Clermont et Toulon. D'une logique implacable. Tant de journées pour en arriver à cette confrontation, enfin.
 
Car jamais au sein du rugby professionnel français - et même avant - ces deux clubs ne se sont retrouvés pour tenter de décrocher le Bouclier. Dimanche est une première et leur final un rendez-vous avec l'Histoire. Certes, ils ont connu l'Europe, et Toulon s'est trouvé deux fois victorieux par des voies différentes. De chaque côté, une moitié d'équipe a survécu au dernier choc. Est-ce assez pour gommer le passé ? Twickenham est-il si éloigné de Saint-Denis ? Clermont a-t-il mûri, comme ses joueurs et son staff se plaisent à le répéter ? Toulon est-il vraiment en rade, coulé par l'usure des ans et les errements de son président ?
 
Ceux qui ne regardent le Top 14 qu'une ou deux fois l'an s'extasient désormais devant le jeu de Clermont comme s'ils partageaient avec les dieux du rugby la recette de l'eau tiède. Il leur faut absolument devenir les apôtres de cette révélation. Clermont est sans conteste le parangon du mouvement, l'exemple à suivre, la proue qui fend les vagues de défense. Mais qu'ils remontent donc plutôt dix ans en arrière avant de célébrer le présent. Voire même en 1999, aux débuts de l'ère open. Qu'y verraient-ils ? Un jeu léché, déjà millimétré dans ses grandes largueurs. Mais aussi un rugby de largesse, offrant à l'adversaire assez d'occasion d'en jouer. 
 
Quand se décident les finales, dans ce moment où se vident les esprits chavirés d'avoir tant donné, d'y avoir tellement cru, où basculent les certitudes, où reviennent les craintes, les peurs et parfois les angoisses, la plus belle mécanique peut grincer, hoqueter puis se désarticuler. Ce moment survient immanquablement. Il faut savoir le dompter ou l'ignorer. Une finale n'est pas un match ordinaire. Jamais. Le favori n'y puise rien qui lui permette d'espérer. Une finale ne se joue pas, elle se remporte. Elle s'arrache avec les tripes, les dents, les ongles. Elle oblige à puiser.
 
La semaine dernière, entouré d'amis rochelais sur la route de Marseille, nous avons rejoint Claude Spanghero chez lui. Dans sa vaste cuisine d'été nous attendaient jambon fondant et cassoulet, aussi le Gaillac de Yannick Jauzion et de fines bulles de Gosset pour finir. Durant ce banquet, l'ancien deuxième-ligne international de Narbonne nous avoua de sa voix rauque : "En 1979, nous en avions marre de bien jouer et de perdre en finale", allusion à l'épisode malheureux de 1974 face aux Biterrois, un titre lâché pour une erreur en touche suivie d'un drop de Cabrol. "Alors, devant, nous avons gardé les ballons et nous avons châtiés les Bagnérais. Balle, balle, hurlaient Sangalli. Rien du tout. Et quand ça ouvrait, boum, Lulu Pariès balançait une quille..."
 
Le seul essai Narbonnais fut inscrit par l'ailier Christian Tralléro sur une passe croisée entre François Sangalli et un petit prince nommé Didier Codorniou qui allait connaître quelques semaines plus tard ses premières sélections en Nouvelle-Zélande, sa deuxième un 14 juillet à l'Eden Park d'Auckland. D'autres princes, citons d'évidence Denis Charvet, éclairèrent les finales. Mais pour soulever Brennus, mieux vaut compter sur un pack d'airain, une mêlée de fer, un alignement irréprochable, une charnière dévouée au registre et rusée.
 
Leader du Top 14, plébiscité y compris devant le vélodrome de Marseille par des supporteurs toulonnais lucides - "Nous sommes assis et vous debout" - au moment où je montais les marches qui mènent vers cette magnifique arène, La Rochelle a perdu en demie pour avoir déjoué, c'est-à-dire n'avoir pas cru dans ce qui a fait sa force cette saison ; à savoir le jeu dans la défense et non devant. S'être ridiculisé et du coup affaibli en présentant trois compositions d'équipe différentes avant le coup d'envoi restera un épiphénomène pathétique mais bien significatif de ce stress mal maîtrisé.
 
Exsangue depuis l'intersaison, puis miné par ses soucis extra-sportifs - à l'image d'un Carter à côté de la plaque, qui avait oublié à la maison son permis de jouer - le Racing 92 n'a disputé qu'un seul match digne de son standing : en barrage à Montpellier. Jamais les Franciliens, bloqués sur leurs talons, ne sont allés chercher leurs adversaires en défense, leur offrant ainsi des espaces, des opportunités, des occasions de briller. On ne réduira pas la performance auvergnate aux errements du Racing, mais il faut être deux pour danser le tango : visiblement, les champions de France en titre n'avaient pas la bonne pointure.
 
Dimanche se proposerait donc à nous un dernier acte contrasté dont l'intrigue manichéenne serait si tranchée qu'il ne vaudrait même pas la peine d'en signifier ici le vainqueur tant Clermont possède d'atouts et de vertus. Il faudrait même croire que le résultat des demies a valeur d'oracle. Toute critique serait superflue voire déplacée, et nous serions donc bien avisés par divers exégètes de suivre sans broncher cette procession d'évidences la main dans la corbeille de roses. C'est mal me connaître : quand la foule chante le même couplet, je suis souvent tenté, provocateur, d'y apporter un bémol.
 
A écouter les louanges qui embrasent Clermont, cette finale serait donc jouée d'avance au nom de la note artistique, du plaisir pris en téléspectateur neutre et connaisseur. Il n'y aurait pas à imaginer d'autre issue que celle d'une ASM conquérante, armée de ses percussions et de ses offloads, des mains de Lopez et des pieds de Parra, allant chercher en tribune présidentielle le glorieux bout de bois tendu par Paul Goze, Bernard Laporte ou d'Emmanuel Macron. Qu'en est-il alors d'un Toulon réduit au rang de faire-valoir ? Peut-on écarter d'un revers d'azerty le RCT ? 
 
Depuis 2013, Toulon a remporté trois titres européens, le Bouclier de Brennus et disputé l'an passé la finale du Top 14 à Barcelone. Une présence sans équivalent au sommet depuis le Stade Toulousain des années 1990 et 2000. Et cet acquis ne trouverait désormais aucun écho ? C'est vite enterrer les génies de ce jeu que sont James O'connor, Drew Mitchell et Matt Giteau. C'est oublier l'intelligence de Juan Martin Fernandez Lobbe et de Juane Smith, la puissance de Duane Vermeulen, l'impact de Guilhem Guirado. Et l'éclat naissant d'Anthony Belleau vaut bien, en face, celui de Damian Penaud.
 
Que Clermont vienne à l'emporter et ce serait effectivement une bonne nouvelle pour ce club dont la particularité est d'être constant au plus haut niveau depuis les années trente du siècle dernier. Malheureusement pour lui, il a trouvé devant sa route des clubs exaltés par l'événement (Narbonne, Vienne, La Voulte, le Stade Français, Perpignan) et des géants (Béziers des années 70, Toulouse des années 90 et 2000). Surgit maintenant Toulon et son armada de grands noms pour la plupart trentenaires quand l'ASM fait confiance à sa nouvelle génération, Cancoriet, Penaud, Raka, Fernandez, Iturria, Jedrasiak. Le contraste est saisissant entre le club d'entreprise et la danseuse du président, la sagesse du long terme et la folie des grandeurs, les enfants de la formation et les mercenaires additionnés. 
 
Mais le rugby, quand il est abordé sur les hauteurs où se situe une finale, échappe souvent aux évidences, surtout quand elles en deviennent caricaturales à force d'être soulignées. Toulon vaut bien mieux que l'image qu'il donne en pesant lourdement sur la ligne d'avantage, et Clermont n'est peut-être pas totalement guéri de son syndrome des finales perdues par dizaines. Reste que celui qui ira décrocher le Brennus dimanche soir peu avant minuit, obtiendra un succès marquant, et je ne doute pas un instant, du fait même de l'opposition, qu'il fasse un sacré champion.

Prochaine chronique en ligne le mercredi 7 juin
 

lundi 22 mai 2017

Hic Sunt Leones

Il y a des hématomes et des commotions à prévoir. Des bleus à l'âme aussi. La loi des demies s'apparente à une dernière pesée avant la finale à Saint-Denis. Ils ne seront bientôt que deux après s'être lancés quatorze mi-août. L'année dernière. Déjà. Dans le dernier carré La Rochelle et Toulon, Clermont et le Racing, deux affiches pour le moins inattendues compte tenu de... Les savants de Marseille auront beau faire mousser leurs neurones à l'EPO (eau-pastis-olives) personne ne sait ce qui émergera de tels affrontements.
 
J'ai lâché l'azerty, direction l'Atlantique. Me voilà JOMO d'Ovalie (Joy of missing out) pour une semaine. D'observateur suis devenu supporteur. J'assume mon petit bout de maillot jaune et noir pour vivre l'histoire d'un club qui m'a fait connaître et aimer ce jeu à nul autre pareil. Voyage vers Marseille, donc, avec dans l'esprit un peu des éducateurs - Robert Puyfourcat, Claude Bas et Louis Courthès - qui m'inculquèrent le sens de la passe, du soutien, du replacement. Et le regard qui précède tout.
 
Ils me firent toucher du doigt la notion d'équipe. Beaucoup d'eau est passée sous les ponts depuis par Poitiers, Marsilly, Fontenay-aux-Roses et Palaiseau, jusqu'à entraîner un peu, mais on n'oublie jamais là où tout a commencé, ce petit vestiaire aux bancs de bois, aux patères rouillées, ce terrain sec comme du ciment ou boueux selon. Ce ballon que j'attendais de capter avec un mélange d'anxiété et d'excitation: peur de mal faire tant il était demandé précision technique et pertinence, désir de m'exprimer puisqu'il y avait de la place dans un assemblage de quinze pour le profil d'efflanqué qui était le mien.
 
Prendre la route, fort projet. Rejoindre les amis de La Rochelle pour goûter au Pineau des Charentes à l'ombre de la tonnelle chez Jean-Pierre qui occupait le flanc de la mêlée quand je gesticulais à l'ouverture, puis partager les viandes à la plancha avec Yves-Marie, Joël et Dadou, belles âmes ovales. Prolonger ensuite l'aventure vers Castelnaudary et Montpellier auprès des grands Claude, Spanghero et Saurel. Enfin direction Marseille, son vélodrome et ses places au plus près de la pelouse, là où suent l'engagement et l'effort, où ça tonne et ahane.
 
Comment La Rochelle, l'un des plus petits budgets du Top 14, parvient à surgir en demi-finale pour écrire la plus grande page de son histoire jusqu'à maintenant est une des raisons pour lesquelles il me faut absolument m'immerger dans l'essence de ces matches à la vie à la mort qui offrent tout au gagnant et ne laissent rien au perdant si ce n'est l'émotion à partager. J'en prendrais pour une fois ma part là où tout vibre à l'unisson et non dans le perchoir des plumitifs. Retour aux sources. Pour dire un jour j'y étais.
La dernière fois que j'ai ressenti la force de cette confluence, c'était au Newlands du Cap en 1995 pour le match d'ouverture du Mondial entre Springboks de retour sur la scène internationale après une décennie de boycott et Wallabies auréolées de leur titre de champions du monde. «J'y étais» était imprimé sur un tee-shirt qui se vendait en souvenir aux abords du stade avant même que Nelson Mandela n'adresse au public et au monde un message d'introduction Nous y serons. Des Quinconces retrouver samedi Bernard (Landais), Jean-Michel (Pomasson) et Eric (ASM) est aussi au programme.
 
Si les saillies de quelques présidents salissent la belle idée qu'on se fait de ce jeu, les passer sous silence me semble de salubrité publique. Dont acte. Restent à savourer les gestes artistiques de Ma'a Nonu, Joe Rokocoko et Leone Nakarawa. When the going get tough, only the tough get going. La phase finale est un lieu à part dans la topographie ovale. Elle révèle les purs talents, les génies, ceux qui se jouent de la tension qui éteint les autres. C'est l'heure et le lieu de vérité. La stratégie n'est rien sans les joueurs, premiers. Ne jamais l'oublier.
Qui seront les déclencheurs, vendredi et samedi, dans cet opéra de vélodrome ? Qui seront ceux d'entre les grands qui feront basculer ces demies ? Victor Vito, Duane Vermeulen, Leigh Halfpenny et Jason Eaton cette fois-ci ? Dan Carter ou Aurélien Rougerie ? Le chorus prévaudra sur la partition ? Qui marquera les esprits, qui aura le geste qui sauve, qui tranche et catapulte ? Toute une saison à s'infuser pour arriver enfin à ces apothéoses qui ne se laissent pas dompter et voir les grands fauves sortir en majesté s'abreuver.
 
Vous avez sûrement chez vous une carte d'explorateur. Enfant, elle me transportait. Les côtes étaient hâchées de traits rouges irréguliers. Plusieurs roses des vents ornaient mers et océans. Surtout, là où rien n'était dessiné apparaissait, mystérieuse, cette expression : Hic Sunt Leones. Ici sont les lions. Elle marque la frontière entre l'exploré et l'inconnu, et symbolise parfaitement l'esprit de ces demies sur lesquelles plane un rêve de surprises.

lundi 15 mai 2017

Jour de fez

Un feu d'artifice du début jusqu'à la fin. Comme je n'en avais jamais admiré en Coupe d'Europe depuis l'automne 1995 qu'existe le rugby professionnel. On râle assez souvent sur ce blog devant des prestations indignes pour ne pas saluer maintenant comme il se doit le spectacle haut de gamme fourni par les Saracens, samedi, à Edimbourg. Murrayfield n'était pas plein, et il aurait fallu offrir les 12 000 sièges vides à tous les gamins des écoles de rugby des Borders, leurs parents et leurs éducateurs, tellement c'était inspirant.

Dans la chaleur du salon familial, entourés de passionnés, les poussins venus au rugby ce samedi devant leur écran de télévision sont nés sous une bonne étoile. La deuxième d'affilée des Sarries. Sans aucun doute - à mes yeux tout du moins - la plus belle de toutes les finales européennes. Je ne vois que celle de 2011 au Millennium Stadium de Cardiff entre le Leinster et Northampton (33-22) avec ses six essais et son revirement de situation pour lui faire concurrence.

Comme lorsque les All Blacks s'y adonnent, j'ai l'impression d'avoir vu en quatre-vingt-minutes toute la palette de couleurs ovales, les angles de course les plus inventifs, les passes les plus précises et les plus folles, un mouvement continu, permanent, jaillissant de la plus petite opportunité. J'imagine que dans les années 50 furent ainsi stupéfés ceux qui découvraient l'orchestre lourdais en action, les passes dans le berceau, le «plus un» en bout de ligne, coup de pied de recentrage en coda pour les avants replacés dans l'axe prenant le sillage de Jean Prat, Jean Barthe et compagnie.

Un aveu : je n'ai pas été ainsi emballé par un match de club depuis ma découverte du jeu toulousain en 1984 façonné par Robert Bru et Pierre Villepreux avec des joueurs polyvalents, Erik Bonneval et Philippe Rougé-Thomas premiers dans les regroupements pour étayer, les frères Portolan sur un pas dans le côté fermé. Lourdes, Toulouse, Saracens : tel est donc mon arbre généalogique.

Ecrins à ce joyau, la finale russe du Continental Shield et celle chargée d'émotion du Challenge européen entre le Stade Français et Gloucester ont multiplié les émotions dans le vent froid et sous la pluie. Qu'importe, Roy Laidlaw m'attendait avec un pinte de lager au comptoir du Murrayfield Hotel. Nul n'étant prophète en son pays, son fils Clark entraîne la sélection nationale néo-zélandaise à 7. Et son neveu Greig rejoindra Clermont en août après avoir fêté sa sélection avec les Lions britanniques et irlandais au pays du long nuage blanc, tournée majuscule qui débutera le 3 juin, veille de la finale du Top 14. On la suivra avec appétit.

Clermont se relèvera-t-il en deux semaines de son échec en finale de Champions Cup pour affronter le vainqueur du défi frontal que ne vont pas manquer de se livrer Montpellier et le Racing 92 en barrage ? Nous y serons, à Marseille. Pour le plaisir. En amoureux du rugby entouré de d'amis rochelais. C'est bien de cela dont j'ai envie de vous parler, cette semaine : de plaisir, d'amour du jeu, de passion. A la lumière de ce qui m'a été donné de voir de près le week-end dernier.

Le vrai beau sourire trempé d'averses de l'ouvreur russe de Enisei-STM, Yuri Kushnarev, touchant le Shield devant une centaine de spectateurs transis de froid ; la furia incontrolable de l'ailier du Stade Français, Djibril Camara, laissant échapper un mois de colère et de frustration dans une simili bagarre générale ; l'humour du nouveau recordman d'essais, Chris Ashton, le nez devant la Coupe d'Europe pour rendre hommage au "rasant" de son coéquipier Alex Goode en lui lançant : «C'était ton seul coup de pied potable de la saison». Unité de temps, de lieu et d'action: Murrayfield était une pièce de théâtre antique.

De retour au bureau, j'ai pu apprécier Agen et Biarritz s'affronter en demi-finale de ProD2 sous un soleil éclatant; guichets fermés, tribunes colorées, herbe coupée du matin tellement fraîche qu'on pouvait la sentir devant l'écran. Et ce diable de Blin encourageant ses joueurs à être «fous» ! La folie, c'est sans doute ce qui manque à l'AS Michelin, club trop lisse, trop corporate, trop patrimonial pour permettre à son équipe d'être liée par autre chose que le livre de combinaisons. Pour jouer au rugby, il faut ce ciment qui n'est pas induit par le jeu mais par les hommes.

Même quand ils sont revenus à 18-17, et ce petit point d'écart leur offrait une nouvelle perspective, les Clermontois n'ont pas donné l'impression qu'ils pouvaient l'emporter. Il leur manquait cette étincelle, cette inspiration, cette respiration collective, ce génie qui allume les exploits. Seuls une organisation tactique millimétrée et une choix stratégique surprenant auraient pu contrebalancer l'élan anglais. Reste maintenant à imaginer Sisyphe heureux sur les flancs du Puy de Dôme à cracher ses raisins de Corinthe.

Nous voilà récompensés de notre longue attente. Surgissent Montauban-Agen en ProD2, Toulon-Castres et Montpellier-Racing, sans oublier Stade Français - Cardiff placé sous le signe du président puisque son premier voyage est pour l'Allemagne. Monte le parfum de phase finale sans lequel ce sport ne serait pas tout à fait lui-même. Nous qui cherchons l'excellence et l'élévation sommes au moins rassurés sur un point : le rugby n'est pas mort avec le professionnalisme car il déborde encore.

lundi 8 mai 2017

Retour de balancier

Au bon rebond de la formation, le ballon est maintenant entre les mains de ceux dont la vocation est d'offrir assez d'outils aux éducateurs pour que nos jeunes talents puissent éclore et profiter.  Après avoir posé nos questions à Eric Laylavoix, CTR du Limousin, notre intervenant es-qualités à Treignac, et obtenu des réponses dont certaines furent bonifiées dans l'intervalle par Christian, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec le DTN, Didier Retière, au sujet de la  formation «à la française» qui nous parle tant ici. Je vous les livre sur Côté Ouvert en direct du producteur au consommateur.

Première confidence : «Elle est dans la philosophie de la formation des cadres, dans ce qui est apporté aux jeunes et dans la filière du haut niveau. Mais rien n’est complétement écrit et défini ; les gens ont du mal à se l’approprier.  On a été pillé par les Néo-Zélandais, les Anglais et les Irlandais. Elle existe, cette formation à la française, mais en filigrane. Il n'y a jamais eu une réelle volonté de la FFR et des cadres à l'imposer. Ca aurait été trop dictatorial», avoue Didier Retière.

Pourquoi la France n’est-elle pas fière de son savoir-faire en termes de formation ? «Ne pas être fier de ce qu’on sait faire, c’est lié à notre caractère latin, note Retière. Il y a vingt ans, nous avions les grands débats des spécificités régionales. Basques, catalans, alpins, toulousains, tous voulaient pratiquer leur style de jeu… La baisse du niveau de l’équipe de France a fait comprendre récemment à tout le monde qu’il était nécessaire de remettre en avant, ensemble, une formation qui nous soit propre. Maintenant, plus que par le passé, les éducateurs et les formateurs sont plus enclins à suivre ces préconisations

De quelles préconisations parle-t-on ? «De manipulation de balle, de directions de course, de capacité à bien sauter, chuter au sol et maîtriser les postures de contact, et ce à partir de six ans jusqu’à vingt-deux ans, c'est-à-dire en sortie de centre de formation dans les clubs.» Visiblement, tant de simplicité est compliquée à transmettre. Retière explique pourquoi : «Les écoles de rugby sont dirigées par des bénévoles qui doivent permettre à leurs meilleurs jeunes d’être mis en situation pour progresser correctement pour devenir des joueurs capables de bien lire le jeu, de prendre les bonnes décisions, en ayant le bagage technique adéquat, c’est-à-dire réaliser les bons gestes en étant en sécurité

A Treignac, les Quinconces ont évoqué les penseurs, techniciens de hauts vols capables de faire progresser la formation française. Parmi eux, Pierre Villepreux, qui fut DTN, suivi de son complice Jean-Claude Skrela. N’ont-ils pas insufflé depuis Marcoussis une méthode dite «toulousaine» ? «Si, bien sûr, reconnait Retière, qui a succédé à ce duo. Mais on est passé du mouvement général à fond en oubliant d’être précis sur d’autres parties du jeu, sur d’autres ressources qu’il faut mobiliser chez les joueurs. On parle maintenant de retour à la technique mais c'est un effet de balancier.»

J'entends les bloggeurs de Côté Ouvert demander au DTN, qu'ils ont sous la main : "Mais où en est-on, aujourd’hui ?" C'était pour cela que nous étions réunis à Treignac. Pas seulement, bien sûr, mais pendant quelques heures nous avons tenté de creuser le sujet. L'ancien entraîneur national répond : «Le modèle de formation, on le veut plus pragmatique, davantage lié à l’environnement des joueurs, en équilibre avec les aspects d’analyse et de prise de décision mais aussi de réalisation technique des gestes.»

Retière se place dans le prolongement de l'intervention informelle de Jacky Courrent, nouvel élu fédéral responsable des écoles de rugby à l'échelle nationale, venu spontanément nous rendre visite à l'Hôte du lac. «La présence accrue de cadres de la FFR sur le terrain», les fameux deux cents, «porteurs d’un projet précis et qui auront une formation adaptée, va nous permettre, ce qui n'a jamais été fait avant, de mettre en place, directement et facilement, les bases de la formation dans les écoles de rugby. Auparavant, les documents-supports étaient austères, réservés à des spécialistes de la formation. Là, on va formaliser et vulgariser un référentiel commun», précise Retière.

D'après le Directeur technique national, «une dizaine de personnes travaille sur ces documents», dont «Philippe Rougé-Thomas et Nicolas Leroux. Ce plan de formation» sera d'abord «remis dans les académies et auprès des jeunes du pôle France.» Vont aussi voir le jour «les crampons de bronze, d’argent et d’or pour que les gamins puissent construire leurs apprentissages à l’école de rugby auprès de leurs éducateurs.» Précision : tout cela devrait être finalisé en «septembre 2018».

Quelques informations à partager en prolongement de mes deux précédentes chroniques, nées de notre souhait d'évoquer le présent et l'avenir de la formation française. En partant de nos interrogations, relayées par Christian avec le sens du soutien dans les lignes, puis en passant par l'éclairage apporté par un Conseiller technique régional, nous voici maintenant au plus près des chantiers ouverts en ce moment à Marcoussis. Le sujet est furieusement d'actualité, au cœur de ce qui constitue notre rugby. De jeunes talents inscrivent leurs noms sur les feuilles de match de Top 14. Il me semble d'ailleurs que cette tendance s'installe. Acceptons-en l'augure.

lundi 1 mai 2017

Soixante heures chrono

Depuis l'ouverture de ce blog, la formation est sans aucun doute notre sujet de réflexion et d'échanges le plus récurrent. On y ajoutera les grands crus, les auteurs à découvrir et les longs métrages à ne pas manquer. A l'initiative de Christian, l'Hôte du Lac fut ainsi à Treignac le théâtre d'une présentation-débat autour de l'apprentissage du jeu à l'usage des Quinconces. Trois-quarts centre international, Christian se fit épauler par Eric (à droite sur la photo, en pull blanc), champion du monde juniors en 2006 avec le duo Ntamack-Retière, puis analyste de la performance auprès du XV de France.
 
L'idée ? Nous éclairer sur la formation "à la française". Sylvie donna le coup d'envoi, haut et long, de cette rencontre informelle : "On a l'impression que les joueurs, aujourd'hui, ne savent plus faire de passe !" Voilà, c'était dit. Eric reprit la balle avant le rebond : "On rivalise en moins de dix-huit ans, mais à partir des moins de vingt ans, on descend " d'un cran. Arriva donc très vite dans la discussion le fameux gouffre de quatre saisons (quand les Espoirs ont entre 20 et 24 ans) dont parle l'actuelle DTN, Didier Retière.
 
Son fils, Arthur, international moins de vingt et à 7, évolue au Stade Rochelais. "Il n'y a pas de perte technique mais tout est programmé", lâchait Eric en parlant des schémas de jeu inoculés dans l'élite. Christian prit un peu de hauteur : "Eduquer un joueur, c'est lui apprendre à réagir, lui permettre d'avoir le jeu en mémoire." A l'évidence, trois méthodes font foi à la DTN : le jeu libre (méthode globale), la méthode analytique (ou décortiquée) et la méthode anti-erreur (apprentissage en situation).
 
Pour notre intervenant, Eric, et son bloggeur au soutien, Christian, il était nécessaire de ménager une "entrée par le jeu pour descendre en effectif réduit, deux contre deux". On s'est regardé, avec Michel. C'était ainsi que nous avions vécu notre matinée à la plage, ballon en main. Deux contre un, avec Benoit. Puis deux contre deux, avec Sergio. Plein bonheur. J'avais instillé dans la partie une petite touche néo-zélandaise. Qu'Eric poursuive son propos sur le déclin de l'image de la méthode française dans le monde, "remplacée par les modèles néo-zélandais, anglais et australien" faisait entrer l'air du temps dans notre lieu de vie.
Michel, Pipiou, Sergio, Benoit, Le Gé, Tautor, Lulule II (aka Fred) et Georges en pause sur la plage l'avaient remarqué : il y a dix ans, la "démarche globale" deleplacienne était un must. Même les techniciens All Blacks cherchaient à s'y abreuver. Ses penseurs, "Quilis, Conquet, Devaluez, Villepreux" faisaient référence, note nostalgique Eric. Je confirme. En 1989, Pierre Villepreux fut l'invité du XV d'Angleterre en stage à Faro, au Portugal. J'y étais. Mais les Anglo-saxons préfèreront toujours "la répétition des gestes pour passer ensuite au jeu", dixit Eric.

Avant d'envoyer le ballon, les techniciens français posent trois questions : "Quel jeu ? Quel joueur ? Quelle démarche ?" Construction cartésienne irriguée par "les profs de gym" mais nourrie et enrichie par "l'expérience d'entraîneurs de clubs" parmi les meilleurs. Reste que si aujourd'hui, à l'évidence, les jeunes joueurs sont, ainsi que le souligne Michel "dans la mode et qu'en face, il n'y a pas de projet, comment contourner ça ?" Eric répond : "Il nous faut essayer des actions départementales avec des contenus adaptés." Les fameux "deux contre deux" des bloggeurs en formes matutinales. Autre dit : "Privilégier l'opposition pour mettre le jeu dans son milieu".

La suite de la conférence-débat prit l'intervalle des contenus pédagogiques. Comment former les formateurs, bénévoles pour la plupart ? demandèrent les Quinconces en chœur. Tout d'abord éviter la reproduction des schémas "vus à la télé", répondirent Christian et Eric. Ce "rugby pro, cet autre monde". Celui de la Coupe d'Europe et de la Coupe du Monde se situe un cran, voire deux, au-dessus de notre Top 14 qui ne prépare en rien au niveau international. Tautor, médicaliste des sélections régionales moins de quinze et seize ans constate "la perte de spontanéité des jeunes," mais aussi "leur vocabulaire limité, leur moindre compréhension". Qu'en penser ?
Que les pousses d'aujourd'hui connectées au rugby des clubs professionnels jusqu'au mimétisme n'entrent "malheureusement" dans la pratique de ce jeu que "par l'aspect technique", regrette Eric, a de quoi inquiéter. Ils n'ont aucune idée de la question de sens dans le rugby: pourquoi attaquer à tel endroit plutôt qu'à tel autre, comme amener la défense ici, "étirer pour percer, regrouper pour déborder" ajoute Christian, gestes à l'appui. Conseiller Technique Régional du Limousin, Eric nomme ainsi "court-circuit" le raccourci décérébrant qui pousse à la robotisation des gestes sur le terrain par la représentation télévisuelle offerte par une chaîne cryptée. Terrible constat.

A cela s'ajoute l'absence de prospective. Quel sera le jeu dans quatre ans ? Personne ne le sait. C'est d'ailleurs l'absence de réponse à cette question cruciale qui a coûté cher au XV de France sous Philippe Saint-André, fourvoyé dans un schéma trop daté (conquête-occupation du terrain-défense). Alors ne parlons pas d'imaginer ce que sera le rugby dans dix ans : c'est trop loin pour nos édiles. Du coup, impossible de mettre le jeune joueur, futur international, en phase avec son temps.

Eric et Christian nous ont assuré que n'importe qui (pas tout à fait, mais presque) pouvait devenir entraîneur d'un club de Fédérale 2 en soixante heures chrono. Je crois bien que ça nous a foutu à tous un peu les jetons ! Nous nous sommes regardés, bouche bée. C'est d'ailleurs le seul moment où les Quinconces sont restés à l'arrêt. Le pire était à venir : tu peux passer ton diplôme en trois ans. Soit vingt heures par an. Et commencer à entraîner dès le début de ton cursus, sans même attendre la fin et la diplôme. Heureusement que nous étions assis...
Au moment où Eric et Christian mettaient un terme à leur intervention et prenaient congé s'est présenté à nous Jacky Courrent (barbichette sur la photo de terrasse), élu fédéral de la liste Laporte chargé des écoles de rugby, ancien de Bobigny et père de Valentin. Invité par Didier, notre hôte du lac, Jacky Courrent évoqua le projet fédéral de création de deux cents postes d'éducateurs pour couvrir le territoire ovale, et son désir de valoriser les clubs formateurs de toutes les façons possibles. Nous ne manquerons pas d'en reparler ici avec lui, si l'occasion se présente. Son énergie mesurée, sa sérénité communicative nous ont fait du bien à l'heure où les cigares torpedo circulaient dans une brise œcuménique.

Après une courte nuit, nous avons ensuite débriefé notre week-end. Au-delà des agapes, des rencontres, des affinités naissantes, du simple plaisir d'être ensemble, nous avons aussi - merci Christian - reçu un plein d'informations sur la formation. Résumer le sentiment général est toujours un exercice compliqué par la somme de subtilités et de précisions qu'il est impossible de retranscrire dans le détail sous peine de plomber la synthèse. "Fais court !", lâche Fred aka Lulure. OK, j'essaie.

Tout d'abord et peut-être le plus prégnant : l'impasse dans laquelle est plongée la formation française. Sylvie dit : "On est mal barrés". Dans tous les sens du terme. Fred note : "J'ai trouvé nos intervenants tristes", au sens de résignés. "Il faut remettre de la joie dans tout ça..." Le Gé refuse la fatalité : "Pour s'en sortir, il faut arrêter de croire qu'il n'y a pas de solutions." Nous parlons alors de la belle aventure du ludique, mais qui passe par le choix, très rapidement, des hommes et de la méthode. Sergio évoque "l'action de la FFR auprès des bénévoles" et Benoît glisse en guise de conclusion : "Donnons une chance à ce qui peut arriver. Favorisons les synergies".

Conscients que ce qui faisait la force du rugby français s'est dilué dans le professionnalisme à l'anglo-saxonne au profit de l'élite court-termiste. Mais il suffit que le rugby se relance dans les cours d'école en lieu et place du handball, que les clubs amateurs formateurs trouvent du soutien fédéral et que les meilleurs entraîneurs et techniciens français s'appliquent à échanger en imaginant l'avenir pour que s'inverse la pente. Chargés de lucidité, d'éclairage et d'espoir, nous avons alors repris la route.