lundi 26 juin 2017

Devoir d’exigence

Adolphe Jauréguy l’attestait, et il n’y a aucune raison de ne pas le croire : quand l’écrivain anglais Rudyard Kipling s’est mis à la rédaction du Livre de la Jungle, il a fortement pensé aux Français quand il s’est agi de trouver puis de creuser les caractéristiques des Bandar Log, ce peuple des singes tant vilipendé dans l’ouvrage. Ils sont décrits, ces Bandar Log (qu’on pourrait traduire par «bande de bûches», au sens d’abrutis), comme instables, velléitaires, colériques, excités pour un rien. Des parias des îles, pour paraphraser John Conrad, son contemporain, ostracisés par le peuple de la jungle.
Les Anglais qui se targuent à juste titre d’avoir inventé le premier Parlement politique occidental tout en ayant créé leur propre religion ont une expression pour traiter par le plus profond mépris les peuplades guère dignes d’intérêt : «Sans foi ni loi». Les Bandar Log n’ont aucun credo, pas de contrat social ni de code civil, pas de roi ni de chef. Ou plutôt ils en ont beaucoup. Trop. Ce qui génère une cacophonie d’imprécations laquelle les empêche finalement de mener à bien leurs projets. Aucune de leurs ambitions collectives ne dépasse le stade de l’esquisse.
Et puis surtout ils parlent fort, souvent, à contre temps, à tort et à travers, chacun revendiquant le droit de s’exprimer pour attirer l’attention sur lui. Dans ce microcosme qu’est la jungle et ses animaux - comme le sera plus tard la fameuse ferme de George Orwell peuplée de basse-cour - les Bandar Log comptent pour partie négligeable: personne ne leur prête la moindre attention. De là à imaginer Marcoussis en Grotte Froide il n’y a qu’un pas. 

Tout comme il est tentant de voir bientôt Fabien Galthié en Mowgli fabriquer un toit ovale pour abriter le XV de France des grosses déconvenues du tonneau de celles qui viennent de plomber, pour notre plus grand désespoir, la tournée de ce mois de juin en Afrique du Sud. King Louis, avec ses percussions frontales, n’y pouvait mais. Ni lui ni ce Serin, oiseau de bonne augure vite déplumé à Durban. Les Tricolores reviennent penauds, contrits, martyrisés, humiliés. En vrac comme en kit à reconstruire, et on leur souhaite de bonnes vacances. Franchement. Ils ont dix semaines, une première, pour se laver la tête et se durcir la couenne.

Parce qu’en novembre, qu’ils le sachent, ils vont en baver.  Avec la réception du Japon, de l’Afrique du Sud - heure de vérité - et deux tests face aux All Blacks, le président de la FFR, Bernie 1er, a demandé trois succès. Rien de moins. Sinon… Et bien sinon, il y a aura du changement dans le staff. Mais pas seulement. Une remise en question du jeu proposé et des réajustements dans le choix des sélectionnés. Guy Novès, dixit Laporte, n’est pas menacé mais c’est justement parce que ça a été répété trois fois en une semaine que la situation de l’entraîneur national n’a jamais été aussi fragile.
Comme dans les années soixante avec Albert Ferrasse et Guy Basquet, la FFR s’est dotée d’un duo de dirigistes : Laporte et Simon. Et pas toujours dans cet ordre-là. A l’ancien pilier protéiforme le marketing, la communication et la supervision de toutes les équipes de France. Ca pèse. A l’ancien demi de mêlée filiforme le reste et surtout les médias, histoire de bien marteler son discours et ses attentes. Vous pouvez suivre leurs aventures sur Twitter comme si vous y étiez. On dirait un show de télé réalité : là Simon devant les vagues de l’Océan Indien, ici Laporte en survêtement à sa descente d’avion.
«Pour l’instant». L’expression, qui précède désormais le discours présidentiel concernant le blanc-seing de Novès, pèse une épée de Damoclès sur le staff bleu. Un an et demi que la bande des quatre trime sur un projet de jeu. Et le néant. Zéro pointé. Une combinaison en deux cent quarante minutes – essai de Spedding à Durban. C’est pauvre. Sans oublier un double déficit criant en défense et en conquête, où la fragilité le dispute au manque d’intelligence.
Contrairement à une soixantaine d’élèves de Terminale obligés de repasser mercredi une partie de leur baccalauréat une semaine après la fin supposée des épreuves à cause d'un vol de copies, l’avantage avec cette tournée de naufragés c’est qu’elle est terminée. Dépassée. Il y a tellement d’éléments positifs à en retirer, si on écoute Novès, qu’on est bien sot de ne pas les avoir captés. A commencer par des pistes de travail. Mais Qu’ont-il fait depuis un an et demi ? Rien puisqu’à les entendre, ils vont démarrer maintenant après avoir enfin mesuré l’écart qui les sépare du haut niveau. Jamais XV de France n’avait eu autant de temps à passer groupé. On frisonne d’effroi à l’idée d’imaginer qu’il va en avoir davantage, du temps, derrière les grillages de Marcoussis à huis clos.
Pour ajouter à la déception, j’apprends en lisant la chronique de mon ami Olivier Margot dans Midi-Olympique – les langues se délient avec le temps, il faut juste tendre l’oreille au bon moment – que Yoann Maestri et Yoann Huget s’étaient plaints auprès de leur coach, Philippe Saint-André, de l’exigence, trop élevée, trop intense pour eux de leur capitaine de l’époque (c’était en 2015, avant le coup d’envoi de la Coupe du monde), l’irréprochable Thierry Dusautoir. Nous évoquions cela il y a peu sur ce blog et c’est bien d’exigence dont cette petite génération bleue manque le plus.
Elle n’a rien produit dans l’hémisphère sud depuis 2009, rien gagné depuis le Grand Chelem 2010, rien montré dans le Tournoi des 6 Nations ni ailleurs depuis trois mandats d’entraîneurs. Mais elle sait se plaindre quand un de ses plus grands capitaines, joueur emblématique à défaut d’être charismatique, leader par l’exemple, lui intime l’ordre d’engagement. Génération dorée que celle-là avec sa convention de sénateurs et son train de jeu qui va à la même vitesse. Génération déboussolée qui ne supporte pas la critique, en témoigne l’ire du capitaine Guirado à l’encontre de notre confrère Vincent Péré-Lahaille via Twitter, pour lequel on écrit malheureusement plus vite qu’on ne pense.
En cet été commençant, on pourra au moins dire qu’on a vu jouer les All Blacks. Qu’au moment où s’affadissait le bleu de France nous partagions l’avènement de géants comme Richie McCaw, Ma’a Nonu, Dan Carter, Conrad Smith, Owen Franks, Kieran Read, Brodie Retallick, Aaron Smith puis Beauden Barrett, Rieko Ioane, Codie Taylor…  Ioane, justement. Sa famille a spontanément hébergé la veille du premier test à l'Eden Park d'Auckland tel supporteur des Lions, un Anglais dénommé Alex Edwards, qui allait dormir dans sa voiture sur le parking d’en face. Si ça n’est pas esprit rugby, ça !

mardi 20 juin 2017

La tête bleue


Samedi c'est rugby. De la même façon, noir c'est noir, et il y a peu d'espoirs pour les Lions britanniques et irlandais de remporter ce premier rendez-vous tellement la performance néo-zélandaise face aux Samoa, vendredi dernier, fut digne d'une démonstration de science physique, technique et stratégique au tableau. Pendant ce temps-là, le XV de France remonte sur les hauts plateaux du Veld pour affronter une troisième et dernière fois des Springboks qui viennent de remporter à ses dépens la série de tests, et tout le monde s'en fout.

La consolante, c'est bon pour les perdants, histoire de leur passer un peu de baume sur la bosse. Alors bien sûr on regardera ça mais d'un oeil distant. Il y aura deux gamins prometteurs à suivre - Antoine Dupont et Damian Penaud - et ça fait peu. On craint surtout qu'une troisième déculottée nous éloigne un peu plus de cette équipe composée de joueurs qui ne savent pas prendre la bonne décision dans l'instant et à intensité maximum - ce qui est la marque du haut niveau. Des joueurs qui font des promesses et ne savent pas les tenir.

Ils ne peuvent pas les tenir, ces promesses, car ils ne savent pas à quoi ils jouent. Tautor, qui accompagne les sélections de jeunes en Midi-Pyrénées, nous avait alerté sur ce sujet lors du Quinconces de Trignac, il y a peu, surpris et déçu qu'il était de voir des gamins s'exprimer en sabir, réfléchir à moitié et ne pas savoir ce qu'ils faisaient et surtout pourquoi ils le faisaient.

Voilà qui nous ramène au travail de fond effectué par les dirigeants néo-zélandais en direction de leurs formateurs bénévoles en créant Small Blacks, guide spécifique destiné à l'encadrement des jeunes pousses kiwis dès l'âge de six ans. Toutes ces incidences cruciales, nous les évoquons en détail sur Côté Ouvert depuis plus d'un an. C'est pourquoi le fiasco bleu nous fait mal, d'autant plus mal que mis à part la finale de Coupe du monde 2011 qui cache la misère, le XV de France va de naufrages en déroutes depuis sept saisons.

Les All Blacks, qui ont su lier les cultures maori et anglo-saxonne, le combat et l'organisation, pour en faire un cocktail détonnant dominent, eux, le rugby mondial depuis plus d'un siècle. A l'exception de l'après-guerre, la seconde, trou noir qu'ils mirent à profit pour créer, via Charlie Saxton et Fred Allen, la règle des trois P si précise qu'elle reste encore aujourd'hui d'actualité : maîtrise du ballon, placement des joueurs, rythme partout. Nous, en France, ce serait plutôt les trois pètes : pète aux cervicales, pète au casque et pet dans l'eau.

Pour les meilleurs joueurs du monde, il n'y a pas de petite tâche, et l'humilité se niche partout à tout moment. Jamais ils ne se satisfont de ce qui fonctionne et cherchent toujours de nouvelles formes de jeu afin de rester en position de force. Aux questions «Qui, quoi, quand, où et comment ?», ils préfèrent «pourquoi», générateur de réflexion. Quand ils s'entraînent, ce n'est pas pour réciter les combinaisons proposées et apprises mais pour se préparer à gagner. En toute occasion, ils gardent le contrôle de leurs émotions : ce qu'ils appellent avoir «la tête bleue».

Ce dont souffrent les Tricolores depuis plusieurs saisons, c'est un déficit d'identité, de croyances en eux-mêmes et sans doute aussi de respect d'eux-mêmes. Savent-ils au moins pourquoi ils portent le maillot bleu-blanc-rouge ? Quel est leur but, sur le terrain ? Quelle responsabilité leur incombe ? Ont-ils le courage d'écouter leur coeur, de suivre leur intuition ? Ont-ils même une aspiration ? J'ai plutôt l'impression que dans leur grande majorité ils s'intéressent à ce qu'on dit d'eux, à ce qu'on écrit sur eux, à ce qu'on voit d'eux. Ils sont en surface, ne savent pas grand choses des profondeurs.

Jouer au rugby ne se différencie pas vraiment de notre chemin de vie, quel qu'il soit. Nous avons toutes et tous un objectif, un rêve, une étoile à laquelle accrocher notre charrue ou vers laquelle se diriger. Et quand nous avons bien entamé ce voyage, nous nous apercevons que le plus important n'est pas d'atteindre notre idéal mais d'y rester le plus fidèle possible compte tenu des vicissitudes, des écueils et des barrières qui nous entourent ou se placent sur notre passage au long de l'existence.
Cette existence, profitons-en à chaque instant. Cueillons le jour. Apprivoisons l'éphémère, fugace par définition. Il avait cinquante-cinq ans et vient de partir. Eric Melville. Le plus agréable des hommes, le plus dur des avants que je connaisse. Son coeur a lâché d'un seul coup. Il en avait pour mille, du coeur, et pour mille ans. Altruiste, généreux, il ne se payait pas de mots. Premier Sud-Africain à avoir porté le maillot tricolore - c'était en 1990 - il avait finalement choisi Toulon parce que mont Faron lui rappelait la Table Mountain et le jeu du RCT celui des Afrikaans, rugueux, jeu de défis à relever.

Le concernant, personne ne s'est jamais posé la question de savoir s'il chantait ou pas La Marseillaise, s'il était «étranger» d'ici ou de là. Il a naturellement joué pour le XV de France. Daniel Herrero puis Jacques Fouroux avaient vu ce qu'il pouvait apporter. «Le meilleur», a toujours reconnu Eric Champ. Hier encore, ému, le Grand me rappelait ce qu'Eric représentait pour sa génération, championne de France en 1987, et la suivante, celle de 1992. De Manu Diaz à Yann Delaigue, tous pleurent plus qu'un coéquipier, un ami. Champ ajoute : «On se dit frère, entre nous, sur la rade, quand on a joué au rugby et porté le maillot du ErCéTé... Je crois bien que ce mot, frère, a été choisi pour Eric Melville.»

Eric Melville, surnommé Barabbas, vivait le rugby pleinement, sans fard, mais ne rêvait que d'une chose : affronter l'Afrique du Sud, son pays d'origine. Ca tombe bien, ils y sont, les Tricolores, en Afrique du Sud. Ils y sont mals, sans doute, mais ils y sont. Alors s'ils ne savent pas à quoi jouer, au moins qu'ils sachent pour qui jouer. Ce serait bien. En mémoire d'un mec qui aurait tellement aimé être à leur place, plein de vie et de sève, coeur battant. Et sa grosse pogne sur le ballon.


lundi 12 juin 2017

Niveau de l'amer

Faut-il évoquer ici le jeu de l'équipe de France ? Vraiment pas. On laissera les absents du premier test avoir tort. Car rien. Voilà exactement ce qui s'est passé à Pretoria. Ca arrive. Souvent, côté bleu depuis 2012. Je préfère vous raconter Durban par le menu, c'est plus sympa. Autant évoquer ce qu'on connaît. Parce qu'en regardant jouer (c'est un grand mot) ces Tricolores, j'ai l'impression de ne plus rien reconnaître de ce que j'appréciais dans le rugby français quand il savait s'exporter dans les terres australes. D'ailleurs, quoi de plus inutile que de parler de jeu quand il n'y a aucun engagement des joueurs en amont.


Laissons donc ces Bleus sans âme se reconcentrer sur l'essentiel : l'envie, l'allant, le coeur, les tripes, la moelle... Et accessoirement une part de cerveau disponible pour analyser en temps réel la stratégie springbok, ce qu'ils ne surent pas faire à Pretoria. Alors Durban, donc, sa plage immense et vibrante, ses requins au large, sa pluriculturalité, l'indolence de son rythme de vie. D'un côté le port niché entre les falaises d'où sortent d'immenses porte-containers, de l'autre les deux stades. Celui du rugby paraît tout petit à côté de l'oeuvre construite pour le football. Ce Moses-Mabhida, vous l'apercevez ci-dessous et tout au fond, reconnaissable à son arceau, 106 mètres au-dessus du toit...
Durban, devant la douceur de l'océan Indien, c'est aussi l'occasion de rencontrer des requins. A ne pas manquer. Dans un immense aquarium grand comme un terrain de basket et profond de quinze mètres. Pour une poignée de rands, vous descendez seul dans une cage ajourée, sans toit ni protection au-dessus de votre tête, pour vous maintenir en apnée aussi longtemps que vous le pouvez au milieu de squales tournoyants. Une expérience inoubliable qui vous remet à votre place, tout nu, sans défense, au milieu de la chaîne alimentaire. Je garde encore aujoud'hui de cette descente un souvenir fort. C'était en août 2015.

Sur la photo ci-dessous, vous apercevez le préposé au repas, avec sa bouteille d'oxygène, distribuer la nourriture. Le visiteur que j'étais doit, lui, retenir son souffle, ce qui augmente la tension mais aussi l'excitation, soulignant d'autant la rareté du moment. On ne reste pas plus d'un quart d'heure dans cette eau fraîche, légérement salée, au milieu d'une quinzaine de requins dont le plus gros présente le volume d'une Jaguar type E et se déplace en silence si vite qu'à peine vous avez le dos tourné il est déjà revenu en trois coups de nageoires. Pure beauté de l'instant étiré. 
Durban, c'est aussi et surtout pour nous, Français, le Kings Park. Y pénétrer c'est revenir en 1995. Avant l'orage. Forcément. Je déjeunais en compagnie de Denis Lalanne dans un petit restaurant non loin du stade quand nous avons entendu le tonnerre débouler et le ciel s'obscurcir d'un coup, sans prévenir. Puis la grêle tomber à mesure que nous avançions vers les tribunes. En moins d'une demi-heure la pelouse était transformée en marécage. A l'intérieur, l'eau de pluie suintait des marches comme si cette bête de béton se mettait soudain à transpirer à grosses gouttes sonores.

Cette demi-finale n'aurait jamais dû être disputée en l'état, sinon reportée. Mais il y avait des impératifs télévisuels. Et politiques, surtout. En cas d'annulation - c'était la voix de la sagesse - l'Afrique du Sud aurait été éliminée sur tapis vert à cause du nombre d'expulsés en phase de classement (remember le match contre le Canada à Port Elisabeth). Les dirigeants (IRB, gouvernement) craignaient que cette décision n'entraîne des réactions violentes du public mais aussi dans tout un pays que le président Nelson Mandela avait dans sa main comme on manie un ballon. Je tiens l'anecdote du regretté Marcel Martin, sur cette affaire aux premières loges. De toute façon, les Tricolores du coach Berbizier n'auraient pas voulu d'un succès ainsi tronqué.
Depuis cet épisode homérique, la pelouse a été remontée et un système d'évacuation d'eau installé. Il n'y aura donc pas d'innondation dans le stade en cas d'orage. C'est à noter. Orage il y a dans les esprits bleus. Le staff s'est complétement planté dans la préparation de ce match, utilisant des images vidéos périmées d'une équipe bok qui avait changé de stratégie durant l'intersaison... Le désespoir serait de constater qu'à mi-chemin des Coupes du monde, Guy Novès, le sorcier toulousain, n'a pas avancé d'un iota dans son projet de jeu. Que les internationaux - au nombre de quarante-cinq appelés Elite ce qui semble un peu incongru considérant leurs performances - n'ont pas vraiment envie de se gâcher les vacances après avoir aligné Top 14, Tournoi et Coupe d'Europe, et assurent donc une prestation minimale sans prendre le risque de se blesser.


On peut les comprendre, cela dit, après la pandémie de commotions cérébrales qui a dévasté le rugby d'en France ces derniers temps. Ca fait maintenant quatre-vingt ans que le XV de France fait preuve d'une inconstance à la fois coupable et attachante. On se demande toujours ce qu'il va nous sortir. C'est souvent le pire, parfois le meilleur. A quand remonte la dernière belle performance tricolore dans l'hémisphère sud ? 2009. A Dunedin. Restent maintenant deux test-matches à ces Tricolores-là pour s'écrirent leur chapitre. Il commence à Durban.

mercredi 7 juin 2017

Sur l'herbe kikuyu

Le Top 14 est à peine terminé que surgit le premier des trois test-matches du XV de France en Afrique du sud. L'urgence, c'est de se défaire de l'urgence, justement. Nous n'avons pas le temps de mesurer l'impact du Bouclier de Brennus sur les populations auvergnates extatiques que déjà craque sous nos pieds l'herbe kikuyu. Coïncidence, vous ne trouvez pas qu'elle a été très sud-africaine, cette finale de Championnat, avec ses percussions axiales et son défi frontal ? Seule entorse au combat d'aurochs qui laisse les nouveaux observateurs commotionnés, une relance de quatre-vingt-dix mètres signée du centre Damien Penaud conclue par l'essai de l'ailier Raka.

L'Afrique du sud semble bien éloignée et nous ne sommes pas préparés à voyager ainsi si vite, si loin. Comme ceux de la geste 1958 dont le geste le plus important était de s'assurer qu'ils avaient bien plié leur survétement dans la valise, dixit Pierrot Danos, avec lequel j'ai passé un moment au téléphone, mardi. Pierrot de Biterre qui avait pris soin d'emporter trois paires de chaussures à crampons, en laissant neuf chez lui. "J'étais maniaque", avoue-t-il dès lors qu'il s'agissait de sortir chaussé.
 
Chaussé il le fut. Un coup de pompe derrière la tête alors qu'il était plaqué au sol. K.-O. donc lors du premier test, ce dont il se souvient à grand peine. Mais il n'y avait qu'une éponge miracle et pas de remplaçant. Pour prolonger l'analogie avec la finale, la filiation de Morgan Parra est remarquable. Comme lui un sacrificiel. Pierrot Danos a laissé sa main gauche à Colombes face aux Anglais et quelques heures de son existence au Cap cette même année, tombé dans le coma à la sortie du vestiaire du Newlands. Commotion cérébrale, déjà, et sans protocole. Il rejouera une semaine plus tard.
 
Ce que je remarque des années cinquante, c'est que personne ne s'est jamais plaint de sa dureté, laquelle permettait aux meilleurs de sortir du lot. Elle servait de piédestal à ceux qui sont devenus des héros. Mias bien sûr mais aussi Barthe. Puis Darrouy, Crauste, Dauga... Les Springboks alignaient des colosses, y compris au centre, multipliaient les regroupements - tout ce qu'on retrouve aujourd'hui et dont beaucoup s'étonnent - et dominaient le rugby mondial. Les défier et surtout les battre chez eux relevait de l'exploit absolu. Les All Blacks n'y parvinrent que très tard dans leur histoire, et les Lions britanniques et irlandais pas avant 1974.
 
Penaud et Roumat, génération 1993, ont donné naissance à des fils qui s'illustrent aujourd'hui. Ainsi, pour un XV de France, sceller une série au pays des Springboks - ceux-là nous l'ont montré en maintenant des points communs à travers les âges - demande de l'abnégation, du cran, du sacrifice, une grosse mêlée, un jeu au pied complet, qu'il soit de déplacement, d'occupation, dans les tirs au but, et aussi dans l'art de passer opportunément des drop-goals. Le succès, ou l'échec, nous en dira long sur la génération 2017, ses motivations, ses ressorts, son potentiel. A mi-chemin entre deux Coupes du monde, une complétement ratée et l'autre qu'on espère réussie, ce voyage marque une bascule. 
 
J'entends cette semaine que le rugby s'est densifié. Et pas pour le meilleur. Ah bon ? Quid des troisième-lignes Mioch, Luciani, Viard et Quilis au centre dans les années 70 et 80 ? Des déboulés de Tuigamala, Sarramea, Nalaga, Harrahan, Mtawarira et North ? Demandez à Maso à quoi ressemblait Jansen ? Que dire surtout de Chabal plein fer en 2007 qui extasiait par milliers les foules rugissantes à chaque KO subi ou provoqué ? Masses et médias ont hissés Jonah Lomu au rang de meilleur joueur du monde: mais qu'a-t-il fait à part foncer droit et renverser tout le monde entre 1995 et 1999 sous des tonnerres d'applaudissements ? Certains s'étonnent aujourd'hui que le rugby soit devenu dévastateur ; hypocrisie que cela, ou absence de culture et de mémoire. Je vous laisse choisir.
  
Nous sommes toujours jugés par nos adversaires, pas par nos partenaires. L'Afrique du sud n'est pas ce qui se fait de mieux aujourd'hui dans l'hémisphère sud, dépassée par l'Argentine. Ce sont donc deux nations au bord de la deuxième division mondiale qui s'affronteront à Pretoria pendant que la Nouvelle-Zélande, double championne du monde, reçoit dignement les Lions britanniques et irlandais, soit l'élite du nord en difficulté dès l'entame dans une tournée majuscule dont nous ne percevons ici que des bribes. Souhaitons juste que les comparaisons ne soient pas trop démoralisantes.
 
Depuis que j'exerce ma coupable industrie, j'ai bien senti que le regard porté par les joueurs et les entraîneurs sur la moindre critique exprimée tourne désormais au pugilat verbal, et je ne parle pas là des réseaux sociaux qui en sont la poursuite et l'extension, attisés par l'aveuglement supporteur, ce que je peux comprendre, après tout. Aux mamies qui balançaient des coups de parapluie à la sortie des matches succèdent les rageux aux cent-quarante caractères, christian claviers qu'il est facile d'effacer.

Aujourd'hui tout est image. Les joueurs soignent la leur. Normal, c'est leur gagne-pain. Difficile de les critiquer, habitués qu'ils sont à l'encens. Qui ne les soutient pas est contre eux, nouvelle règle média à suivre. Ou pas. A celui, arrière, qui me reprochait un soir de 2011 de ne pas avoir apprécié sa performance à sa juste valeur, j'avais répliqué qu'il pouvait s'estimer heureux d'avoir la moyenne. Il me demanda pourquoi et je lui répondis que lorsqu'on a vu jouer Serge Blanco et Jean-Luc Sadourny, il est difficile de s'extasier devant de médiocres performances.

Sans remonter à Pierre Danos et son drop en coin au Cap devant une tribune dans laquelle noirs, métis et indiens du Cap étaient parqués, on aimerait que les joueurs brillent avant qu'on soit censé leur passer la brosse à reluire. Ainsi s'offrent à eux, samedi après-midi, une première occasion de poser leurs pas sur les traces de quelques glorieux ainés, 1958, 1964, 1993 et 2001, quatre histoires que personne n'imaginait ainsi cadrées et débordantes.

Les Springboks sont pas aussi irrésistibles qu'avant, on le sait. Mais pour les avoir suivi en 2015 lors du Mondial en Angleterre après leur fiasco de Brighton contre le Japon - on se remet difficilement, quand on est rugbyman sud-africain, d'un tel traumatisme - j'ai le souvenir d'une demi-finale plutôt réussie face aux All Blacks à Twickenham, les futurs champions du monde sauvant leur match sur une dernière touche, lancer springbok sur Victor Matfield entré à l'évidence pour ça, devant leur en-but.

Depuis, chez eux, tellement de choses ont changé. Le springbok tel qu'apprivoisé entre Le Cap et Pretoria n'est plus, et c'est heureux, l'apanage d'une caste, d'une race, d'une couleur. Il n'est plus le symbole de la domination blanche, l'arme du pouvoir des bons aryens, le prolongement de l'apartheid. Il s'est fondu dans un champ politique et joue, depuis 1995, le registre arc-en-ciel. Difficilement. C'est pourquoi il a fallu forcer les portes de l'intégration et du temps sera nécessaire pour voir émerger l'avenir du rugby sud-africain, pour que leur style nouveau imaginé par Coetzee prenne forme, force et vigueur. A moins que le processus n'aille plus vite que prévu et que les Bleus du duo Novès-Guirado n'en fassent les frais dès samedi. A notre corps défendant.

Prochaine chronique en ligne lundi 12 juin