samedi 27 janvier 2018

Sur le fil bleu

S'il est une lecture d'actualité, c'est bien L'Ethique, livre de chevet des résidents mais aussi des visiteurs de Marcoussis à quelques jours du coup d'envoi du Tournoi des Six Nations dont on finit par se demander, devant l'afflux de défections bleues, s'il ne va pas enterrer une nouvelle fois des espoirs de rédemption en ces temps plus que troublés.

Il y aurait bien aussi les Essais pour inspirer le jeu. Ce que nous avons rassemblé dans un hors-série de L'Equipe qui couvre de 1965 à 2014 un demi-siècle d'exploits du XV de France dans le Tournoi, d'André Herrero à celui de Gaël Fickou, de Colombes au Stade de France en passant par le Parc des Princes, explosion d'émotion, de justesse et d'obsession.

Quel plaisir de converser avec Jean Gachassin qui s'interdisait de taper dans le ballon avec les pieds, avec Benoît Dauga gagnant son poids en liqueur pour avoir prononcé une phrase de jeu, avec Jo Maso attaquant à la sortie du tunnel, Jean-Michel Aguirre parlant de soutien, Didier Codorniou versant dans la pure inspiration, Guy Laporte désireux de forcer le destin.

J'ai retrouvé Philippe Sella passionné comme au premier jour, Philippe Bérot toujours aussi modeste, Franck Mesnel et Philippe Bernat-Salles regards tournés vers leurs partenaires. Pierre Berbizier a évoqué sa période cadets, Dimitri Yachvili, lui, parlait au ballon. Pierre Mignoni rêvait de marquer l'histoire, Benjamin Kayser a failli faire trois fois le tour de Twickenham. Quant à Gaël Fickou, j'en déduis qu'il aime le désordre.

Ces voix magnifiques réunies à la page font tourner même sens une table ovale, et après avoir rendu visite aux Bleus de Brunel à Marcoussis, j'ai l'impression qu'elles sonnent clair dans l'esprit désormais libéré de ceux qui porteront samedi 3 février le coq sur leur cœur. «Plaisir», «fierté», «courage», «respect» : de Rémi Lamerat à Sébastien Vahaamahina, les sélectionnés de «Moustache» sont en phase avec ce que le rugby français a de meilleur, cet art de créer à partir de rien, quinze joueurs en équilibre sur le même fil tissé de bleu, de blanc et de rouge.


Pour ce que j'en sais et ce que j'ai vu sur place, Jacques Brunel et ses adjoints ont permis d'entrée aux sociétaires de Marcoussis de s'approprier une stratégie, pour faire d'eux «les maîtres du jeu», m'a glissé Geoffrey Palis, multipliant échanges, ateliers, discussions, encourageant les critiques, les modifications, les amendements de façons formelles et informelles. Surtout, l'extra-rugby n'est plus régenté, chacun étant libre de ses mouvements une fois quitté l'entraînement.

Quand Jean Gachassin parle d'«état d'esprit et d'accord», Benoît Dauga précise : «Nous étions tous des leaders !» Pour Jo Maso, ce qui est «jeu libre» devient «continuité à partir d'un ballon de récupération» pour Jean-Michel Aguirre. Didier Cordorniou souhaitait «mettre le partenaire dans les meilleures conditions» quand Laporte (Guy, hein, pas Bernard) avouait «ne pas de poser de question mais lire le jeu». C'est - presque - ce que j'ai entendu à Marcoussis et c'est de bon augure.

Philippe Sella appréciait ce «coup de poker maîtrisé» qu'est l'interception, Philippe Bérot se retrouvait dans «la fluidité, le timing et la vitesse» de ses géniaux coéquipiers quand Franck Mesnel remarquait leur «absence de faute de goût». Les maîtres mots de Pierre Berbizier, Philippe Bernat-Salles, Dimitri Yachvili, Pierre Mignoni et Benjamin Kayser étaient «surprise», «générosité», «intuition», «inspiration» et «imagination».

Le projet bleu est dans cette «joie» de jouer - le mot a été prononcé - et traverse les générations. Mieux, il les relie depuis plus d'un demi-siècle. Il est faux de croire que les Tricolores actuels n'ont pas de passion pour le rugby dès lors qu'il est leur métier. Gaël Fickou, héros élancé de 2014 (c'était hier mais ça pourrait être aujourd'hui compte tenu de la composition de cette équipe-là) nous met sur la piste quand il avoue que tout devient plus facile «quand chacun gagne ses duels»...

De la musique avant tout chose, le reste n'est que littérature. Que vibre un hymne à la joie après toutes ces saisons molles, et qu'importe le résultat pourvu qu'on sorte ivre de ce bateau qu'est le Stade de France. Formidable avant coureur, Baruch Spinoza nous assure que, davantage que le bien ou le mal, le bon ou le mauvais, tendre vers la joie ou rechercher la tristesse différencient les êtres. J'attends, impatient, la séparation.

dimanche 21 janvier 2018

Limiter la casse

Un seul club anglais en phase finale de Coupe d'Europe, donc. Si ça avait été le cas des Français - qui seront quatre - que n'aurait-on pas entendu ici et là sur le déclin de notre rugby à deux semaines du coup d'envoi du Tournoi... C'est bien pour cela qu'il faut se méfier des raccourcis trop saisissants. Ne pas ironiser ni juger ni blâmer mais comprendre écrivait Baruch. Aussi ne pas communiquer dans la vase même s'il y a des vases communicants, en considèrant la qualité actuelle du XV d'Angleterre.

Aujourd'hui, pour ce que j'en sais, certains membres de staff impliqués dans le Top 14 s'alarment de l'état d'usure physique de leurs joueurs à mi-saison. Les voyants sont au rouge et les mères de famille ne veulent plus envoyer leurs enfants à l'abattoir. Seuls quelques pères qui vivent par procuration poussent leurs gamins casqués à foncer droit dans la défense adverse en hurlant leurs encouragements depuis le bord de touche.

Naguère illustration de l'intelligence en mouvement, de la grâce collective et de l'art royal de se passer le ballon en trouvant des espaces, le rugby français est devenu aujourd'hui et pas seulement en Top 14 une caricature facile pour ceux qui n'en ont jamais saisi les arcanes et qui restent, hargneux et confis de certitudes, à gratter la surface d'un jeu qu'ils n'ont jamais pratiqué pour mieux le ridiculiser, et c'est bien ce qui me chagrine le plus que de savoir ce sport ainsi dénigré.

Il faut dire qu'en envoyant des boules de muscles agresser la ligne d'avantage et déquiller des adversaires aussi compacts qu'eux, il fallait bien que le rapport de force tourne à l'avantage de l'imbécillité frontale. Devenu percussions, voire collisions, le rugby s'épuise, c'est une évidence. Ca ne date pas d'aujourd'hui, mais il y avait toujours ce «plus un» en bout de ligne pour apporter la rime riche et faire pencher la balance du côté de la finesse.

C'est comme avec les accidents : une fois le constat rédigé, signé et envoyé, il faut penser à effectuer les réparations ou changer de voiture. Après les chocs, le rugby va s'autoréguler. A force de casser, les «gros» vont finir par manquer et les espoirs surgir. Petit à petit, une autre forme de jeu va se dessiner : l'esquisse est déjà commencée. Regardez les Sud-Africains, les Australiens, les Ecossais, les Irlandais... Peu de commotions. Et je ne parle pas des All Blacks, ce serait trop facile.
Sur sa surface synthétique, le Racing 92 a déjà entamé cette mutation. Les attaquants, devant comme derrière, ont modifié leurs appuis pour rechercher en de petites foulées les épaules extérieures des défenseurs, mis sur les talons. Le terrain, c'est-à-dire l'environnement, change la donne : avec vingt pour cent de jeu effectif en plus, il n'y aura bientôt pas de place pour les courses de brontosaures. Rien ne se perd, tout se transforme...

Pierre Villepreux, avec lequel j'échangeais il y a peu, m'avouait regretter le temps du «tenu debout» qui rendait l'initiative au camp défendant si l'attaquant avait été immobilisé avec le ballon en mains. Il était alors fortement déconseillé d'être arrêté en possession de la balle, d'où la culture de l'évitement en attaque, de la passe avant contact, de la recherche d'intervalle et surtout de sa création. Alors que World Rugby a décidé d'alléger le règlement, il serait peut-être bon de revenir à cet impératif catégorique pour limiter la casse.

Ancien membre, entre autres distinctions, de l'International Board en charge du développement du rugby en Europe, Pierre Villepreux sera notre invité, samedi 14 avril, à Treignac, non loin de Brive où il a débuté en Première Division, à l'arrière, et je compterai bientôt sur vous, bloggeurs, pour que nous dégagions ensemble les quelques thèmes que nous souhaitons que Pierrot de Pompadour évoque et approfondisse afin de nous éclairer sur les enjeux ovales.

Dernier penseur en date du rugby français, Pierre Villepreux s'inscrit dans la lignée des disciples de feu René Deleplace, sans doute aucun son vulgarisateur le plus distingué, que ce soit à Tahiti, à Toulouse, à Brive, à Trévise, avec l'Italie, l'Angleterre ou bien l'équipe de France. Penser le jeu, c'est bien ce qui manque le plus à ce sport lui aussi rattrapé par l'immédiateté et l'impérieux besoin de résultats à la petite semaine.

dimanche 14 janvier 2018

Le soldat Ryan

L'engagement est la première des valeurs du rugby - dont les caustiques se gaussent à longueur de temps. Tout le reste en découle. Le remugle qu'édiles imprudents et pratiquants obtus nous servent depuis quelques temps ne parviendra pas à submerger cette vertu cardinale. Tant que des joueurs de devoir et d'abnégation considèreront leurs promesses comme vitales, ce sport continuera  de nous enthousiasmer.

Si les diffuseurs s'amusent à élire juste avant le coup de sifflet final l'homme de match en surfant sur l'écume des rencontres, nous creuserons toujours davantage à l'aplomb des attitudes susceptibles de cerner au mieux, c'est-à-dire au plus profond, ce qui définit l'essence du rugby, sport de combat et d'évitement collectif. Rien n'est moins spectaculaire qu'un soutien, et l'exemple à suivre n'est pas toujours le plus clinquant.

A moins de trois semaines du coup d'envoi du Tournoi l'affrontement entre le Racing 92 et le Munster était la meilleure façon de se projeter vers ce qui s'annonce comme un choc tellurique, et pas seulement pour la détermination sans faille que mettront comme d'habitude et jusqu'au bout les Irlandais, valeurs sûres du rugby de l'hémisphère nord, pour être fidèles à ce rendez-vous et à l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes et d'un jeu qui révèle leur caractère.

Comme vous, j'ai apprécié dimanche dernier la rudesse d'un de ces prototypes de deuxième-ligne de la verte Erin, son sens unique du sacrifice, ses interventions sèches et tranchantes, mais aussi la précision de ses gestes au soutien et à la récupération. J'ai été touché par le feu contenu qui consumait ses adversaires et galvanisait ses partenaires, la constance de son irrésistible activité au service de son équipe quand elle était menée. La rencontre terminée, il a étreint ses partenaires, immédiatement félicité l'arbitre puis réconforté ses adversaires.

Premier à se jeter dans les airs et au sol pour capter, gratter, conserver et offrir un ballon de renvoi - c'est le plus difficile - au plus fort de la domination adverse, il allait aussi de l'un à l'autre ; ici une tape d'encouragement sur l'épaule, là un mot fort pour éviter qu'une digue cède. Avec sa gueule taillée à la serpe de second rôle de western, sa carrure de chasseur de baleines, ses manières de videur de pintes, le soldat Ryan a sauvé sans aucun doute le club francilien d'une défaite face à ses frères.

Donnacha Ryan - c'est de lui qu'il s'agit - symbolise ce que l'Irlandais a de plus authentique, ce fighting spirit qui fait si mal aux côtelettes adverses quand les genoux creusent un sillon dans le ruck, et quand ce ne sont pas les genoux ce sont les coudes qui se plantent partout où il nécessaire d'alimenter le combat. Samedi 3 février, ce sont quinze soldats Ryan que le XV de France trouvera malheureusement pour lui sur son tortueux chemin de croix.

Il a beau être né, avoir grandi et représenté treize saisons durant le Munster, sa terre nourricière, ce Ryan si peu riant s'est élevé au plus haut pour faire honneur à ce qu'il est profondément, à savoir un joueur de rugby, quel que soit le maillot qu'il porte, l'adversaire qu'il affronte, le contexte dans lequel il évolue. L'idée qu'il se fait de son rôle et surtout de son devoir dépasse toutes ces contingences, surtout celles qui auraient pu le mettre mal à l'aise face à d'anciens compères, complices et sans doute amis

On ne peut qu'être admiratif d'une telle abnégation. Car non seulement le néo-Racingman a livré devant le Munster une performance en tous points remarquable d'engagement auprès de ses nouveaux partenaires, mais surtout il a trouvé assez de flamme dans un répertoire énergivore pour les sublimer dans les derniers instants, essentiels, cruciaux, vitaux. Sur le terrain, lui l'Irlandais n'a de patrie que l'équipe avec laquelle il joue. C'est pour cela que le rugby est grand.

"J'ai vraiment un faible pour les Irlandais. Je trouve leurs combats dramatiques. J'ai plus que de la tendresse pour eux. Une certaine admiration, et même une admiration certaine. Si je n'avais pas été français, j'aurais bien aimé être irlandais. C'est un peuple dont j'aime le sens du tragique, de l'émouvant et des choses définitives." Ainsi s'exprimait Jean-Pierre Rives, sa carrière terminée.

Tant qu'il y aura des Donnacha Ryan, rien ne sera vraiment perdu. Le petit monde ovale des arrangements et des commissions, des oublis et des glissements, mais aussi des stratégies vérolées par l'abus de percussions, de conservation et de commotions, n'a pas de prise sur l'essentiel, à savoir les liens de sueur et les soudures à l'âme, le don de soi, le besoin des autres. Sources d'inspiration, tous les Ryan de ce jeu propagent depuis un siècle et demi l'esprit de sacrifice et l'exaltation par l'exemple.

Les Tricolores sauront s'en souvenir quand ils s'élanceront, samedi 3 février au Stade de France, pour ce qui sera, on l'espère, la première étape d'une reconquête que nous appelons de tous nos vœux sous l'aile bienveillante de leur nouveau coach et de ses adjoints face aux Ryan en vert. Comme la vie, le rugby, qui n'est finalement qu'une de ses métaphores, ne vaut que par les engagements que nous prenons sans attendre que d'autres les remplissent pour nous.

mardi 9 janvier 2018

Show, effroi...

On se souhaitait plein de bonnes choses pour 2018 en espérant tourner le dos à l'année passée riche en désillusions, et voilà que tombe trop rapidement le premier coup d'effroi. Le rugby pro a maintenant vingt-trois ans et je passe souvent devant l'hôtel où fut signée la fin de l'ère amateur - sur les Grands Boulevards, à côté de l'Opéra Garnier - par un aréopage de dirigeants de l'International Board. On mesure ainsi, pas à pas, le changement intervenu.

Le rugby serait donc devenu une activité artistique. En tout cas, il se donne en spectacle dans une salle, désormais. Franchement, c'est assez étonnant. Il y fait doux, on y est confortablement assis et devant nous s'ouvre un terrain parfaitement déroulé. On se croirait au cinéma. Erigée derrière l'Arche de la Défense, la U Arena marque une nouvelle borne dans l'histoire de ce jeu.

Pelouse synthétique, vase clos, fantasia sonore et visuelle avant le coup d'envoi, écran plus que géant : on se souviendra surtout dans quelques années qu'à cet endroit le plus titré des entraîneurs français se fit hara-kiri devant les Japonais avant d'être viré comme un malpropre - une première - par le président de la FFR, et qu'un gamin commotionné fit passer sur nos échines un frisson d'horreur.

Voici bien désormais les deux faces d'une même activité, sport de combat collectif calibré pour plaire mais inquiet pour son avenir et celui de ses pratiquants au plus haut niveau. Du show à l'effroi... En passant de deux entraînements par semaine à deux par jour, les joueurs professionnels sont devenus des armes de percussion. Qu'on leur ajoute d'ici peu des protections en kevlar et nous aurons une version du "gridiron" et sans doute davantage de commotions à regretter.

En une semaine, la première de l'année, le rugby français a connu des remous dont je ne vais pas faire l'inventaire ici au prétexte bien naïf que j'ai décidé de rester optimiste et de ne pas me tordre les intestins pour une activité sportive dont l'évolution de toute façon m'échappe complétement, quoi que je fasse pour dénoncer telle collusion ou tel manquement. Regretter n'a jamais été mon fort.

Bien qu'éloigné géographiquement, j'ai néanmoins suivi le retour de Jacques Brunel à Marcoussis, et l'entrée en scène de ses adjoints, Jean-Baptiste Elissalde, Julien Bonnaire et Sébastien Bruno. Un manager madré entouré d'une nouvelle génération de techniciens. Il suffit peut-être d'un peu de confiance insufflée pour que reparte avec eux le mouvement bleu. Et quand je parle de confiance, il s'agit de celle que chaque joueur aura dans ses coéquipiers, quand le regard précède la passe.

Pour les besoins d'une belle cause - le Tournoi - qui devrait paraître dans les kiosques à la fin du mois, j'ai passé cette semaine quelques moments ovales avec Jo Maso, André Herrero, Jean Gachassin, Franck Mesnel, Benoît Dauga, Jean-Michel Aguirre, Dimitri Yachvili, Philippe Bérot, Pierre Berbizier, Didier Codorniou, Pierre Mignoni et Philippe Sella. D'autres sont à venir. Tous me parlent de cette confiance en l'autre, qui n'est pas de l'altruisme mais, plus fort, de l'altérité, cette essence du sport collectif. Nous aurons l'occasion très prochainement d'y revenir.